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Formes et figures de la précarité
Revue Interrogations N°4
Veröffentlicht am samedi, 21. octobre 2006
Zusammenfassung
Inserat
« Mes désirs n’ont pas assez de force pour me diriger. On peut traverser une rivière sur une poutre et non sur un copeau » - Dostoïevski-
La mobilisation d’une grande partie de la jeunesse lycéenne et étudiante contre le projet de « contrat première embauche » (CPE) a attiré l’attention sur la précarité des conditions d’accès et de maintien dans l’emploi salarié d’une proportion grandissante de la population active en France, comme au demeurant plus largement dans les Etats dits développés. La revendication portée par ce mouvement de l’accès à des emplois stables sinon garantis, implicitement jugés comme constituant seuls de véritables emplois, pose pourtant problème. Car n’est-il pas évident que l’emploi salarié est par définition précaire, du moins dès lors qu’il est partie prenante de l’économie capitaliste ? Au demeurant, sur le long terme, n’est-ce pas la période des « Trente Glorieuses », réalisant momentanément une situation de quasi plein emploi, faisant du contrat à durée déterminée la forme apparemment normale d’emploi salarié, qui apparaît comme une exception, comme une sorte de parenthèse historique, que la « mondialisation » se serait chargée de refermer au cours des deux à trois dernières décennies ?
Un premier angle d’attaque de ce thème, sans doute le plus étroit mais qui semble difficilement contournable, consiste à interroger les rapports entre salariat et précarité, dans toute l’extension sociale et historique de ces deux termes. La situation de travailleur salarié est-elle par définition précaire ? Si oui, à quoi cela tient-il ? Quels sont les éléments du rapport salarial qui sont responsables de sa précarité constitutionnelle ? Si non, à quelles conditions peut-on remédier à cette précarité ? Comment expliquer que la précarité salariale ait pu varier non seulement en étendue et en intensité mais aussi dans ses formes constitutives ?
Néanmoins, il semble évident que la précarité dans l’emploi ne se limite pas aux seuls salariés. Il serait intéressant d’appréhender ce phénomène au niveau des professions libérales, des professions non salariées et des professions agricoles, en évaluant son étendue mais aussi sa forme et ses modalités a priori distincte de la précarité salariale.
«La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner sans cesse les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelle distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. » Ce célèbre passage du Manifeste du parti communiste, de ton et de portée prophétiques, nous avertit cependant que, loin d’être limitée à la seule sphère économique, et à partir de l’impulsion de cette dernière, la précarité est destinée, à l’époque contemporaine, à gagner l’ensemble des affaires humaines : nous sommes condamnés à vivre au sein d’une précarité permanente et généralisée. C’est cette condition essentiellement moderne, bien que fréquemment célébrée comme « post-moderne », qu’il conviendrait plus largement de scruter dans sa diversité et d’interroger dans ses tenants et aboutissants. La précarité semble aujourd’hui toucher de nombreux aspects de la vie sociale et ne peut donc être réduite à la seule sphère professionnelle. On parle ainsi de précarité relationnelle (superficialité, affaiblissement voire perte de toute interaction sociale rendue de plus en plus éphémère, régie par une forme de lien sociale sociétaire, contractuelle davantage que communautaire, organique), de précarité familiale (de par l’augmentation des divorces, du nombre de familles monoparentales, de l’affaiblissement des liens intergénérationnels, etc.), de précarité des conditions de (sur)vie (insalubrité, dégradation de sa santé physique, etc.) ou encore de précarité mentale et psychique (se manifestant parfois par la « fatigue d’être soi »), etc. Loin de constituer de simples juxtapositions, c’est le nouage, l’interdépendance de l’ensemble de ces aspects de la vie sociale qui peut être analysé, la multiplicité des formes de précarité dont certaines populations sont victimes peut ainsi constituer un véritable cumul des handicaps qui les enferment dans un cercle vicieux. Ainsi, toute une partie de la population se trouve manifestement plongée dans une existence moins sûre - «comme une épluchure sur l'eau » pour reprendre une expression que P. Bourdieu emprunte au prolétariat algérien. Ces « moins sûrs » ne disposent pas ou plus des ressources matérielles, relationnelles et/ou symboliques leur permettant d’avancer avec assurances face aux aléas de l’existence.
Il semblerait donc nécessaire de s’intéresser aux formes revêtues par la précarité dans nos sociétés « postmodernes », et en filigrane d’interroger la situation même de l’individualisme contemporain. N’assistons-nous pas à l’avènement d’un individu esseulé – c'est-à-dire « exposé » - alors que certains voudraient y voir l’avènement de l’individu libre et acteur de son existence ? Comment, au demeurant, dans un tel régime où « tout passe, tout lasse, tout casse », est-il encore possible que se constituent et se maintiennent des identités ? Cela ne conduit-il pas à devoir suspecter encore un peu plus le concept d’identité comme un leurre ou un fétiche, destiné à masquer avant tout notre défaut d’identité ainsi qu’à satisfaire (illusoirement) notre éternelle quête d’identité ? Ainsi, étudier les formes revêtues par la précarité dans notre société revient aussi à interroger la fonction intégrative de nos institutions. Par exemple, qu’en est-il aujourd’hui de la précarité non moins grandissante des rapports conjugaux et familiaux ? Qu’est-ce que peut signifier former un couple et fonder une famille quand il devient manifeste, statistiquement parlant, que les chances de durée du dit couple et de la dite famille s’amenuisent au fil des décennies ? Et comment se pratique et vit cette précarité conjugale et familiale grandissante ? De quel prix ses protagonistes la paient-ils ? Mais, inversement, quelles opportunités nouvelles leur ouvre-t-elle éventuellement ?
En complément des dimensions historiques, économiques et sociologiques, précédemment évoquées, l’analyse de la précarité ne semble pas pouvoir faire l’économie d’une réflexion psychosociologique : la précarité est inséparable, au niveau du sujet, du sentiment subjectif de la « crainte de perte ». A cet effet, Furtos[1] insiste sur le pendant et principale conséquence de la précarité (selon lui) : la souffrance. Une souffrance psychique ancrée dans le social – un véritable mal de civilisation qui actualise « la souffrance d’origine sociale » décrite par Freud dans Malaise dans la civilisation. En perdant son travail – en n’étant plus certain d’en trouver un – ne fait-on que perdre un revenu ou une occupation ? Ne peut-on pas penser avec Bourdieu, après bien d’autres, que l’on perd, aussi, quelque chose de l’ordre d’une illusion vitale d’avoir une fonction, un sens. Cependant, ne peut-on pas penser avec Dejours[2] que cette souffrance demande, aussi, à être dépassée et qui, dans ce cadre, serait un moteur. On peut ici se demander si la précarité ne renferme pas, ne serait-ce sous la forme d’une potentialité, une certaine positivité, et si, de handicap et de symptôme, elle ne peut pas, dans certaines conditions, devenir capital et jouissance, le défi qu’elle assigne aux individus devenant une véritable raison d’être qui amène à vivre son expérience et son vécu comme un véritable conquistador en allant au-delà de toute résistance au changement.
Pour finir, contrairement à ce que la précédente citation de Marx et Engels laissait entendre, peut-être n’y a-t-il pas lieu de penser que la précarité n’est que le lot de l’homme contemporain, la condition faite à l’homme par les seuls rapports capitalistes de production. L’étymologie même du mot précarité nous avertit à ce sujet. En latin, precari signifie prier, supplier ; et precarius, qui va donner naissance au français précaire, signifie ce qui a été obtenu par la prière. Cette étymologie nous indique que toute précarité est synonyme de dépendance à l’égard d’une puissance tutélaire, quelle qu’en soit la nature, qui peut nous accorder ce que nous sollicitons d’elle comme nous le refuser et qui peut surtout nous le retirer à tout moment après nous l’avoir accordé – d’où dérive l’idée que ce qui est précaire est mal assuré et mal établi. Mais cette étymologie nous signale aussi, du même coup, que ce n’est pas d’aujourd’hui ni même d’hier que date la précarité des affaires humaines. Il y a de la précarité par définition là où il y a du pouvoir ; et comme celui-ci est consubstantiel aux sociétés humaines, il y aurait lieu de s’interroger aussi sur cette dimension du pouvoir et de la dépendance qu’est la précarité, tout comme sur les formes prises par elle dans les sociétés prémodernes.
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Le Comité de rédaction
[1] Contexte de précarité et souffrance psychique : quelques particularités de la clinique psychosociale in Soins Psychiatrie, n°204, septembre-octobre 1999, p. 11 à 15
[2] DEJOURS, C., MOLINIER, P.- 1994.- De la peine au travail.- Autrement, n° 142.- pp. 138-151.
Kategorien
- Geschichte (Hauptkategorie)
- Gesellschaft >
Daten
- jeudi, 15. février 2007
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- DAMBRA Sébastien
courriel : s [dot] dambra [at] issm [dot] Asso [dot] Fr
Informationsquelle
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Zitierhinweise
« Formes et figures de la précarité », Beitragsaufruf, Calenda, Veröffentlicht am samedi, 21. octobre 2006, https://calenda-formation.labocleo.org/192126